• ➤ Des invités indésirables : une brève histoire de la CIA sur les campus

      Cet article est la traduction de Uninvited Guests: A Short History of the CIA on Campus, par David H. Price. Il s'agit du deuxième chapitre de l'ouvrage collectif The CIA on Campus: Essays on Academic Freedom and the National Security State.

      David H. Price est professeur d'anthropologie à l'université St. Martin à Lacey, dans l'état de Washington. Il est l'auteur, entre autres, de Cold War Anthropology: The CIA, the Pentagon, and the Growth of Dual Use Anthropology (en téléchargement gratuit) et de Weaponizing Anthropology: Social Science in Service of the Militarized State.

     

    ➤ Des invités indésirables : une brève histoire de la CIA sur les campus

     

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    L'attitude du public américain envers la CIA a radicalement changé au cours de la décennie qui a suivi le 11 septembre 2001. Les discours des politiciens, les nouvelles rapportées par les organes de presse détenus par de grandes entreprises, et la présence dans les médias de personnages fictifs dépeints comme des agents de renseignement à la fois brutaux et surhumains, tel Jack Bauer dans la série 24 heures chrono, ont nourri les inquiétudes du public de telle sorte que l’attachement des américains au règne de la loi, à l’application des procédures, aux droits civils, et au maintien des limites traditionnelles entre la société civile et l’armée, s’en est trouvé érodé.

    La montée des peurs consécutive au 11 septembre a provoqué une « perte de mémoire » culturelle qui a entraîné l’effacement d’une compréhension autrefois largement répandue des dangers que le FBI, la CIA, la NSA, et d’autres agences nationales et étrangères font courir à la liberté de pensée, à la liberté du discours politique ainsi qu’au droit à la contestation. Cette peur née des attaques du 11 septembre a rapidement engendré l’adoption du PATRIOT Act, et peu après la CIA et les autres agences de renseignement américaines ont obtenu des pouvoirs étendus leur permettant d’agir sur le sol national et à l’étranger sans contraintes juridiques – dans certains cas, elles ont récupéré des prérogatives qui leur avait été retirées suite à la révélation d’abus passés. Les pouvoirs et la présence de la CIA ont pris de l’ampleur en même temps que les guerres contre le terrorisme menées par Bush et Obama ; l’air du temps pousse à soutenir l’augmentation des dépenses de l’armée et des services de renseignement, tandis que le public oublie progressivement les atrocités commises par la CIA, et que les coupes budgétaires mettent à bas les services publics.

    Ces conditions ont favorisé l’expansion de l’influence de la CIA sur nos campus, telle que décrite dans les essais présentés dans cet ouvrage. Mais il est vital que les étudiants, les professeurs, le personnel des universités, les administrateurs et les citoyens comprennent les raisons qui expliquent pourquoi les universités ont développé historiquement des politiques et des standards permettant de maintenir la CIA et les autres agences de renseignement à l’écart.

    Si les peurs récentes nous font facilement oublier les raisons qui ont poussé nos prédécesseurs à se battre pour maintenir la CIA hors des campus universitaires, la connaissance de cette histoire demeure toutefois essentielle, car les communautés universitaires doivent faire face aux mêmes dangers de nos jours. Alors que les générations qui ont combattu ces incursions se sont soit éteintes, soit sont parties à la retraite, un nombre croissant de professeurs n’a qu’une vague idée de la raison pour laquelle tant d’universités américaines avaient adopté une politique stricte maintenant la CIA à l’écart des campus, et pourquoi les facultés et les étudiants s’opposaient massivement à toute présence de la CIA sur les campus.

    Les communautés universitaires qui négligent cette histoire doivent s’apprêter à s’exposer à de sérieuses conséquences. Comme l’a observé le sociologue Sigmund Diamond : « puisque la mémoire historique est une arme pour lutter contre les abus de pouvoir, la question ne se pose pas de savoir pourquoi les gens de pouvoir souhaiteraient organiser un ‘‘désert de la mémoire oubliée’’. Mais pourquoi les victimes agissent-elles parfois comme si elles avaient oublié elles aussi ? »[1]

    Pour faire face à l’invasion rapide de nos campus par la CIA et à son irruption dans nos salles de classe, dans nos rassemblements universitaires, et dans les rassemblements politiques estudiantins, les individus doivent développer le type de mémoire historique que Diamond appelle de ses vœux, une mémoire qui éclaire les luttes passées pour que nos campus restent des espaces ouverts, et pour maintenir la CIA hors des campus.

     

    Aux racines de la présence du renseignement sur les campus

    Les expériences vécues par l’Amérique au cours de la Seconde Guerre Mondiale ont profondément influencé la contribution apportée par le monde universitaire à la CIA et à d’autres agences américaines de renseignement durant la Guerre Froide. La Seconde Guerre Mondiale ayant propulsé l’Amérique dans un état de guerre totale, des universitaires issus de toutes les branches du système académique ont participé à l’effort de guerre, et leurs contributions ont banalisé l’idée que les universitaires pouvaient et devaient se joindre aux efforts de l’armée et du renseignement.

    Durant la Seconde Guerre Mondiale, « Wild » Bill Donovan a recruté, pour le compte de l’Office of Strategic Services, des physiciens, des chimistes, des mathématiciens, des statisticiens, des biologistes, des géographes, des anthropologues, des psychologues, des sociologues, des médiévistes, des professeurs de littérature moderne, et des membres de toutes les disciplines universitaires imaginables.[2]

    Désignée comme la « guerre de la physique », en référence aux contributions des scientifiques ayant collaboré au Manhattan Project, la Seconde Guerre mondiale a par ailleurs mis en évidence le rôle crucial que pouvaient jouer les universitaires sédentaires chargés de collecter et d’analyser des données vitales pour le compte du renseignement.

    Alors que la Seconde Guerre Mondiale a sensibilisé les institutions militaires et du renseignement sur le rôle central joué par les universitaires, la guerre a aussi profondément transformé les attitudes de ces derniers ainsi que des institutions qui y avaient participé, ce qui conditionna leurs réponses aux demandes de la CIA qui rechercha leur assistance durant la seconde moitié des années quarante et durant les années cinquante, à une époque où leur connaissance de l’agence était encore limitée. L’aide apportée au cours de la guerre à l’armée et aux agences de renseignement dans la lutte contre le fascisme a ouvert la porte à des requêtes similaires portant sur des objectifs très différents pendant la Guerre Froide, alors que le combat contre le totalitarisme s’est transformé en une guerre pour gagner les cœurs, les esprits, et les marchés des états-nations clients du Tiers Monde, au cours d’une bataille présentée comme étant la lutte du libre marché contre le communisme de type soviétique.

    La formation de la CIA à une période où le monde était encore sous le choc des destructions causées par la Seconde Guerre Mondiale, les séquelles de la décolonisation et la montée en puissance de l’Union Soviétique sur le plan international ont poussé les États-Unis à faire des choix stratégiques porteurs de conséquences à long terme. Certains de ces choix ont placé l’Amérique aux côtés des européens (comme les français, les britanniques, les belges, les hollandais, etc.) pour soumettre les peuples d’Asie et d’Afrique à une forme d’exploitation néo-coloniale ; cet alignement allait à l’encontre des convictions anti-coloniales traditionnelles de l’Amérique. Le manque de soutien américain aux nations du Tiers Monde qui luttaient pour obtenir leur indépendance vis à vis des pays européens a favorisé l’avancée des soviétiques. Ces choix ont vu la CIA devenir une agence qui n’était plus seulement chargée de collecter et de traiter des renseignements, mais aussi d’effectuer des opérations clandestines selon le bon vouloir du président. La CIA n’était pas fidèle aux valeurs américaines de démocratie et de liberté, mais a au contraire travaillé à affaiblir des dirigeants élus démocratiquement qui déplaisaient aux présidents américains ou aux multinationales ; la CIA a manipulé des élections et a renversé des régimes démocratiquement élus dans les hémisphères Nord (Italie, Iran) et Sud (Guatemala, Chili, etc.). Les universitaires qui ont collaboré avec la CIA ont joué un rôle dans ces actions clandestines anti-démocratiques.

    Comme l’a observé un analyste non identifié de la CIA dans les colonnes de Studies in Intelligence, le journal interne et classifié de l’agence : « Des liens étroits ont existé entre la CIA et les facultés américaines depuis la naissance de l’agence en 1947. »[3] Les liens entre l’Ivy League et la CIA, noués dès la création de l’agence, ainsi que les échanges institutionnels entre Yale, Harvard et les autres grandes universités, ont façonné sur le long terme le développement institutionnel de l’agence. Celle-ci a développé ses propres mythes intellectuels, célébrant les capacités littéraires d’espions érudits, tels que James Jesus Angleton, Cord Meyer et Norman Holmes Pearson, comme si leurs capacités littéraires étaient supérieures à celles des autres.

    Si la CIA se contentait de collecter et d’analyser des renseignements, elle constituerait naturellement un refuge de choix pour les meilleurs érudits, où l’on ferait appel au savoir-faire et à l’expérience d’humanistes, d’historiens, et d’experts sur les questions sociales – et où ceux-ci appliqueraient leur capacité d’analyse à la collecte des informations nécessaires à la mise en place de politiques fondées sur une analyse approfondie. Mais le passé de la CIA, parsemé d’actions clandestines illégales, immorales et anti-démocratiques démontre que la CIA est bien plus qu’une agence qui se limiterait à la collecte et à l’interprétation de renseignements.

    Le culte du secret régnant au sein de l’agence est nécessairement antithétique avec la recherche de la connaissance, traditionnellement ouverte, par les universitaires ; ce culte du secret expose par ailleurs les campus sur lesquels opère la CIA à plusieurs risques fondamentaux. De nos jours, la présence accrue des grandes entreprises au sein des universités américaines entraîne également l’acceptation néfaste d’une recherche soumise à des intérêts commerciaux, ce qui banalise la culture du secret et met à mal les liens de confiance et la recherche partagée. Bien que renseignement et secret semblent nécessairement liés, il convient cependant d’examiner de plus près la supposition selon laquelle la plupart des travaux liés au renseignement doivent nécessairement être maintenus secrets.

    Dans Cloak and Gown: Scholars in the Secret War, 1939-1961, l’historien Robin Winks relate comment, en 1951, l’agent de la CIA Sherwood Kent conduisit une expérience au cours de laquelle une poignée d’historiens de Yale, ne disposant que de documents déclassifiés, mirent au défi les analystes de la CIA (qui avaient accès à des données classifiées) de produire un meilleur rapport sur l’armée américaine, ses capacités, ses forces et faiblesses, avec un degré de détail allant jusqu’aux divisions militaires.[4] Connu sous le nom de « Yale Report », l’évaluation écrite de ce concours en vint à la conclusion que 90% des documents utilisés dans l’analyse de la CIA étaient à la disposition du public à la bibliothèque de Yale. Kent a de plus estimé que sur les 10% de documents « secrets » restants, seuls la moitié resteraient secrets passé un certain temps. Le président Truman, furieux à la lecture des conclusions du Yale Report, en interdit la publication, prétextant qu’il convenait d’ajouter des restrictions à la possibilité pour la presse de publier ce type d’informations sensibles. Les pontes du parti républicain lui emboîtèrent le pas, déclarant que les gauchistes de Yale tentaient de révéler des secrets d’état.

    Les répercussions du Yale Report se font puissamment ressentir jusqu’à nos jours, mais la CIA continue pourtant de s’abriter derrière le voile du secret, qui la préserve de l’inspection par le public de ses activités quotidiennes, de ses succès comme de ses bourdes ; cependant, l’écrasante majorité des renseignements fournis par l’agence proviennent de documents accessibles au public, et disponibles dans toute bonne bibliothèque universitaire. Travailler dans l’isolement favorise la propagation d’un grand nombre d’erreurs sans être soumis à l’évaluation de la critique, ce qui contrevient aux principes académiques fondamentaux. Cela encourage par ailleurs le type d’erreurs grossières perpétrées par la CIA (i.e. des renseignements mal interprétés durant la guerre du Viêt Nam, l’incapacité à prédire l’effondrement de l’Union Soviétique, les échecs irakiens, etc.) qui font la une des journaux une fois qu’elles ont été commises.

     

    Le recrutement sur les campus au début de la Guerre Froide

    Dans les années qui suivirent sa création, la CIA n’a pas réellement cherché à cacher ses contacts avec des professeurs d’universités. La lecture d’anciennes publications universitaires et de lettres d’information d’associations professionnelles datant de la fin des années quarante et du début des années cinquante m’a permis de découvrir de nombreuses mentions d’universitaires partant travailler pour la CIA. Sachant qu’un grand nombre d’experts en sciences sociales ont travaillé pour des agences telles que l’OSS durant la Seconde Guerre Mondiale, et que le public perçoit la CIA comme une agence qui collecte des renseignements pour les analyser, des connexions de ce type ne semblent pas absurdes. Et la réputation de la CIA n’avait pas encore été ternie à l’époque, avant que le public n’ait eu vent de ses activités paramilitaires secrètes et illégales dans des pays tels que l’Iran, le Guatemala et Cuba.

    Et pourtant, même durant ces premières années, la CIA a secrètement financé, voire plus directement coopté certaines activités universitaires sur le sol national. En 1949, la CIA a influencé et financé de façon occulte la Conférence Culturelle et Scientifique pour la Paix dans le Monde tenue à l’hôtel Waldorf-Astoria de New York ; un événement organisé par des intellectuels issus de la gauche radicale et communiste, mais subtilement contrôlé par la CIA. De l’argent en provenance de la CIA a discrètement été transmis au philosophe et ancien membre de l’université de New York James Burnham, et l’Americans for Intellectual Freedom (AIF) a financé un groupe anti-staliniste dirigé par le professeur de philosophie à l’université de New York et ancien communiste Sidney Hook ; ce groupe a harcelé les délégués soviétiques présents à la conférence, ainsi que ceux qui étaient considérés comme proches des positions soviétiques.[5]

    Comme l’a observé un historien spécialiste de la CIA, un nombre si important de membres de l’OSS et de la CIA des débuts étaient issus de l’Ivy League que :

    il n'était pas surprenant que la proportion de nouvelles recrues provenant de ces écoles soit très élevée. De même, les professeurs qui avaient rejoint l'agence se tournaient fréquemment vers leurs anciens collègues restés sur les campus pour les consulter ou demander leur aide. Ce système d' « anciens élèves » permit d’attirer efficacement de nouveaux employés dans le monde professionnel. C’est ainsi qu’il exista très tôt un lien entre l’agence et l’Ivy League, ou des écoles similaires.[6]

    Alors que la CIA nouait des contacts à la fois étroits et discrets sur les campus dans les années cinquante, les succès obtenus au cours de la Seconde Guerre Mondiale ainsi que le fort sentiment d'union nationale derrière l'armée restaient profondément ancrés dans l’inconscient du peuple américain. Ce soutien à la militarisation né au cours du conflit mondial demeura essentiel alors même que la mission assignée à l’armée et aux services de renseignement américains était passée d’une guerre défensive contre les totalitarismes, à une guerre expansionniste qui pourrait s’apparenter à du néo-colonialisme ; peu de citoyens américains remirent en cause les exploits de la CIA avant le début des années soixante. Même lorsque la CIA a déstabilisé les régimes démocratiquement élus de l’Iran en 1953 et du Guatemala en 1954, ou qu’elle a soutenu des opérations contre-insurrectionnelles aux Philippines ou en Indochine, la plupart des universitaires continuaient à soutenir les activités de la CIA, tout comme le reste des américains. Lorsqu’un agent de la CIA se rendait sur un campus pour y consulter un professeur ou pour y mener une campagne de recrutement ciblé, les administrateurs, la faculté, les étudiants, se sentaient honorés par cette visite et n’y voyaient pas un raid mené par une organisation qui recrutait des criminels endurcis ou qui était impliquée dans des opérations d’enlèvements, de meurtre, de corruption, de trafic d’armes, ou qui manipulait des élections.

    En 1951, la CIA a discrètement lancé son « University Associates Program », établissant ainsi des contacts secrets entre l’agence et des professeurs enseignant dans cinquante universités d’élite américaines. La CIA qualifiait ces professeurs de « consultants-contacts qui recevront une rétribution symbolique pour repérer des étudiants prometteurs, les orienter vers des activités ou des types d’études qui représentent un intérêt pour l’agence, et enfin les recommander en vue d’un recrutement. »[7] Être en contact avec les bons professeurs devint de plus en plus important pour la CIA, qui, cette même année, approcha secrètement le comité exécutif de l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) pour établir avec elle une relation par laquelle l’association fournirait des détails sur ses membres : leur domaine d’expertise, leurs voyages, leurs compétences linguistiques, leurs états de service dans l’armée, leurs contacts à l’étranger, etc. La CIA compila ces informations dans un fichier professionnel transmis à l’AAA, qui s’en est servi pour son usage personnel.[8] Ces contacts clandestins sur les campus étaient très prisés de la CIA, qui les appelait « P-Sources » (Professeurs-Sources) dans ses rapports, et pourtant l’agence ne consultait que des professeurs dont l’idéologie était déjà alignée sur ses propres conceptions, ce qui excluait ainsi toute vision critique et n’élargissait que rarement l’horizon des analyses déjà pratiquées en son sein.

    Au début de la Guerre Froide, la CIA s’est discrètement associée à des centres d’étude sur des zones géographiques ou à des groupes de réflexion de premier plan. Le Centre d’Études Russes présentait une apparence d’indépendance universitaire, mais l’aptitude du maccarthysme à expurger les universitaires déviants, ou mieux, à leur enseigner les vertus de l’auto-censure et du conformisme, a favorisé l’émergence d’une nouvelle forme d’académisme dans ce type de centres.[9] Au début des années cinquante, le Centre d’Études Internationales du MIT (CENIS) mêlait des recherches classifiées sponsorisées par la CIA avec des recherches financées par des fonds publics. C’est dans le cadre de cet environnement fortement influencé par la CIA que les économistes Max Millikan, qui était par ailleurs directeur-adjoint de la CIA, et Walt Rostow élaborèrent des modèles de développement économique qui s’avérèrent d’une importance capitale durant la Guerre Froide dans la compétition économique pour gagner les cœurs et les esprits du Tiers Monde. Rostow développa la théorie de la modernisation, une théorie grossièrement simpliste qui inspira, dans cet environnement intellectuel restreint par l’influence de la CIA, les politiques de développement économique de l’Agence des États-Unis pour le Développement International et d’autres agences de ce type durant la Guerre Froide. Les types d’analyses commandées secrètement au CENIS par la CIA devinrent des armes stratégiques durant la Guerre Froide, la CIA ayant financé secrètement toute une série de recherches biaisées ayant pour but de justifier sa politique, tout en les présentant comme le résultat de recherches universitaires indépendantes. Dans une attaque pleine d’ironie, le journal conservateur The National Review a dévoilé les liens unissant le CENIS à la CIA à l’occasion d’un article publié en 1957 qui accusait la CIA d’avoir violé sa charte en se servant de sa relation avec le CENIS pour promouvoir sa vision de la politique étrangère. The National Review a accusé les universitaires du CENIS financés par la CIA d’avoir produit un rapport pour le compte de la CIA qui soutenait l’idée d’un « programme d’aides permanent qui donnerait aux nations sous-développées le ‘‘sentiment du progrès’’ – sans se soucier, bien entendu, des intérêts politiques ou stratégiques américains. »[10]

    Aux premiers temps de la Guerre Froide, et alors que Harvard et l’université Columbia ouvraient leurs Centres d’Études Russes, la CIA s’est discrètement immiscée dans ces programmes en contactant individuellement des étudiants et des professeurs pour qu’ils altèrent la nature de leurs travaux académiques, en finançant secrètement et en encourageant certains types d’études. Au même moment, le FBI surveillait et persécutait des universitaires soupçonnés d’être impliqués dans des recherches, des écrits ou des activités (généralement de l’activisme contre la ségrégation raciale) que le FBI de Hoover considérait comme alignés avec l’idéologie communiste. Dans certains cas, la CIA a secrètement incité les professeurs à orienter les recherches menées par les étudiants dans des directions qui convenaient à l’agence.[11]

    Dans les années cinquante, le futur secrétaire d’état Henry Kissinger utilisa des fonds secrets de la CIA pour créer la Harvard International Summer School, un programme destiné à attirer les futurs dirigeants du monde à Harvard, où ils se mêlaient à d’autres étudiants étrangers ainsi qu’à des intellectuels secrètement liés à la CIA, ce qui permettait d’établir des contacts, de s’assurer leur loyauté, et de mettre en place des relations de parrainage sur le long terme. Durant les années soixante, la CIA a financé clandestinement l’International Summer School à hauteur de 135 000 dollars.[12]

    Bien que des programmes fédéraux comme les bourses Fulbright aient explicitement interdit à leurs bénéficiaires d’entretenir des liens avec des agences de renseignement, on y trouvait malgré tout certains boursiers ayant des accointances avec la CIA. Bien qu’il ait par la suite soutenu une histoire alambiquée selon laquelle il aurait rejoint la CIA, puis en aurait démissionné avant d’y retourner, Frank Bessac, bénéficiaire d’une bourse Fulbright en 1949, avait intégré la CIA en 1947 en tant qu’employé contractuel. Il a ensuite prétendu qu’il avait démissionné avant de se rendre à Shanghai en tant que boursier Fulbright, où il aurait été contacté par un agent de la CIA opérant en Chine ; Bressac et son contact de la CIA auraient alors fui les communistes, et traversé tout le pays pour rejoindre le Tibet en possession d’informations secrètes sur les premiers essais atomiques soviétiques d’août 1949.[13]

    Alors que la Guerre Froide en vint à dominer l’horizon de la politique étrangère américaine, et engendrait des dépenses militaires en constante augmentation, l’État de la Sécurité Nationale avait de plus en plus besoin d’universitaires et d’intellectuels capables de produire les équipements et l’idéologie nécessaires à des décennies de compétition avec les soviétiques. Des ingénieurs, des chimistes, des physiciens, et d’autres éléments issus des « sciences dures » reçurent des fonds fédéraux en provenance d’agences telles que la National Science Foundation, ou bénéficièrent d’arrangements plus discrets avec la CIA, la NSA, ou le département de la défense et ses affiliés. Des historiens, des experts en sciences politiques, ainsi qu’un vaste panel de sociologues, de psychologues, d’anthropologues, de professeurs de littérature et d’artistes reçurent des financements pour étudier non seulement les états ennemis de l’Amérique, mais aussi un ensemble d’états amis dont le territoire était le théâtre des hostilités de la Guerre Froide.[14]

    En 1954, le président Eisenhower créa une commission, dirigée par le général James Doolittle, chargée d’évaluer secrètement l’ampleur et la portée des activités de la CIA. Cette commission rédigea le « rapport Doolittle », classé secret, qui décrivit un ensemble d’opérations clandestines ou de campagnes de collecte de renseignement menées par la CIA, et, soulignant les échecs subis dans le processus de recrutement, recommanda que la CIA rompe avec les pratiques héritées de l’OSS et du CIG (Central Intelligence Group) en modifiant son programme de recrutement sur les campus fondé sur les bons vieux réseaux d’anciens élèves créés durant la Seconde Guerre Mondiale :

    Ceci est dû en partie à la pénurie générale de personnel qualifié, que l'industrie recrute massivement dans pratiquement tous les domaines. D'un autre côté, nous avons entendu des critiques émanant de sources universitaires soutenant que l'approche de la CIA n'est pas adéquate, à la fois vis à vis de l'école et des individus, et que de nombreux candidats de valeur sont de plus perdus en raison de la grande période de temps qui s'écoule entre la première prise de contact et leur entrée en fonction.[15]

    Le rapport Doolittle amena la CIA à modifier son programme de recrutement sur les campus, en la poussant à se concentrer davantage sur l'identification de professeurs qui pourraient recommander des étudiants de leur connaissance. Une littérature éparse évoque la façon dont la CIA recrutait des étudiants (principalement des hommes blancs) dans les meilleures universités au cours des années cinquante et soixante. À la fin des années cinquante, Philip Agee, un brillant jeune diplômé en philosophie de l’université de Notre Dame, reçut un message du bureau des offres d’emploi de l’université l’informant que la CIA allait envoyer quelqu’un en provenance de Washington pour le rencontrer sur le campus la semaine suivante. Agee rencontra un homme nommé Gus qui lui dit qu’il « avait été sélectionné pour intégrer le programme d’entraînement le plus important de la CIA, celui par lequel étaient recrutés les futurs dirigeants de l’agence. » Après un échec à la fac de droit, Agee s’appuya sur cette tentative de recrutement pour rejoindre l’agence.[16]

    Plutôt que de passer par la procédure contraignante imposée par les bureaux d’offres d’emploi des universités, la CIA préférait généralement utiliser des professeurs d’université respectés pour identifier et approcher les étudiants susceptibles de rejoindre l’agence. L’anthropologue Michael Coe a expliqué sa décision de rejoindre la CIA par le fait d’avoir été approché par Clyde Kluckhohn, considéré comme étant « sans doute l’anthropologue social le plus brillant d’Harvard », qui l’avait invité à déjeuner un beau jour de 1950 pour lui demander : « que diriez-vous de travailler pour le gouvernement, à un poste réellement intéressant ? » Coe explique que : « j’ai vite compris ce qu’il entendait par là, sachant qu’il avait été l’un des principaux artisans de la création d’un centre d’études russes inter-universitaire qui était notoirement lié à la CIA, et c’est ainsi que je suis devenu un officier traitant de la CIA. »[17]

    Durant les années cinquante, la CIA a massivement, et secrètement, financé des universitaires et des intellectuels. Entre 1955 et 1959, la CIA a secrètement fourni 25 millions de dollars à l’université du Michigan (MSU) pour qu’elle apporte un vernis de légitimité académique à un centre d’entraînement aux techniques contre-insurrectionnelles et de police qui devaient soutenir Ngô Đình Diệm au Viêt Nam. La MSU fournit la couverture universitaire nécessaire à plusieurs agents opérant au Sud-Viêt Nam. La révélation publique de ce programme en 1966 fut à l’origine de plusieurs manifestations sur les campus.[18]

    Comme le montre Frances Stonor Saunders dans The cultural Cold War, la CIA a soutenu clandestinement un grand nombre de mouvements artistiques avant-gardistes dans les années cinquante, comme des peintres abstraits ou des œuvres symphoniques considérés comme décadents par les soviétiques – y compris une représentation du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky à Paris en 1952.[19]

    En 1958, l’Independent Research Service, une fondation financée secrètement par la CIA, embaucha la future icône féministe Gloria Steinem au poste de directeur de l’Independent Service Information (ISI). Steinem supervisa le financement par l’ISI de centaines d’étudiants américains en vue de leur participation au Festival Mondial de la Jeunesse de 1959, à Vienne, un festival dont l’objectif était de présenter les réussites des pays alignés sur le modèle soviétique. Lorsque le financement de la CIA fut révélé en 1967, le New York Times interviewa Steinem, qui se déclara surprise et qui ajouta que « pratiquement tous les jeunes gens qui reçurent une aide de la fondation étaient ignorants de ses relations avec l’agence de renseignement. »[20] Par la suite, Steinem tenta de présenter l’action de la CIA de manière positive, en prétendant que celle-ci avait concrètement envoyé un grand nombre d’étudiants pro-communistes, mais elle omet de préciser son propre rôle d’orchestratrice pour le compte de la CIA des animations destinées aux étudiants, ces dernières soulignant la ségrégation raciale, l’oppression et les inégalités présentes dans le monde communiste – elle a même été jusqu’à organiser un voyage en bus au cours duquel les étudiants pouvaient observer des gardes communistes armés postés le long de la frontière hongroise.[21]

     

    Les programmes de recherche universitaires de la CIA financés par des organisations de façade

    Bien que le public n’ait eu connaissance de ces programmes qu’après qu’ils eurent été révélés à l’occasion des auditions de la commission Church en 1975, la CIA avait mis en œuvre le programme MKULTRA dès 1953, programme qui utilisa des organisations de façade pour financer à leur insu un nombre inconnu de professeurs et d’étudiants pour qu’ils mènent des recherches individuelles qui devaient s’intégrer dans des projets de la CIA de plus grande ampleur. Ces projets recueillaient des informations sur la nature et sur les limites de l’esprit humain, avec comme objectif d’améliorer les techniques d’interrogatoire, de lavage de cerveau et de torture de la CIA. L’intérêt de la CIA pour ces sujets est né de déclarations selon lesquelles les chinois avaient emmené des soldats américains en Mandchourie, après les avoir capturés durant la Guerre de Corée, pour les torturer, les interroger et leur laver le cerveau.[22] La CIA souhaitait comprendre comment il était possible de briser un individu en le soumettant à des séances d’interrogatoire musclées, à la torture, à des formes extrêmes de privation, ou en lui injectant des substances psychotropes. La CIA souhaitait atteindre à une meilleure compréhension du comportement humain ; pour ce faire, elle finança des projets de recherches individuels, menés à la fois par des chercheurs maison, et par des chercheurs extérieurs, à leur insu, sur des campus universitaires de tout le pays.

    Le nombre de ces professeurs, conscients ou non d’être financés par la CIA pour mener ces projets, est ahurissant – plusieurs centaines. Parmi ceux-ci, on trouve des experts en sciences comportementales tels que B.F. Skinner, Karl Rogers, Erwin Goffman, et Jay Schulman.[23] La CIA voulait, à l’origine, explorer la possibilité de « laver le cerveau » ou de torturer des individus avec comme objectif de les contraindre à accomplir des actions déterminées, à donner une confession, ou à révéler des secrets ; elle souhaitait également recueillir des données qui permettraient à ses agents ou aux membres des forces armées de résister à ces traitements s’ils devaient leur être infligés par des forces ennemies. Bien que la CIA ne soit pas parvenue à découvrir de formes radicales de « contrôle mental » via ses recherches menées dans le cadre de MKULTRA, elle a tout de même pu raffiner certaines formes d’interrogatoires classiques, d’interrogatoires plus musclés et de torture, des réussites qui ont été compilées dans un rapport classé secret, le KUBARK Counterintelligence Interrogation Manual. Le manuel KUBARK se fondait très largement sur les recherches de MKULTRA, et sur les techniques spécifiques d’interrogatoire de la CIA qui, pour briser les prisonniers peu coopératifs, s’appuyaient sur la privation de sommeil, de nourriture et d’autres besoins corporels, sur la modification permanente du niveau de bien-être des prisonniers ainsi que de leurs rapports avec leurs geôliers, et sur l’alternance entre des situations de stress et de détente.[24] J’ai interrogé plusieurs chercheurs qui avaient, sans le savoir, reçu des fonds de la CIA pour travailler sur des projets secrètement en lien avec MKULTRA et le manuel d’interrogatoire KUBARK, et tous m’ont répondu qu’ils avaient ressenti comme une violation de leur intégrité personnelle le fait que la CIA ait utilisé leurs travaux à ces fins.

    La Society for the Investigation of Human Ecology (qui a par la suite changé de nom pour devenir le Human Ecology Fund), une organisation de façade de la CIA, a fait transiter des fonds en provenance de l’agence pour les transmettre sous forme de subventions, à leur insu, à des universitaires qui menaient des recherches sur des sujets allant de la recherche académique sur le « lavage de cerveau »[25] à des entretiens avec des réfugiés hongrois anti-communistes menés par Jay Schulman et Richard Stephenson, des sociologues de l’université Rutgers.[26] En 1977, Stephenson découvrit que la CIA avait financé secrètement ses recherches, qui incluaient des entretiens avec des réfugiés hongrois, depuis les années cinquante. Bien qu’il ne fût pas un universitaire opposé à la CIA, Stephenson a tout de même mal pris le fait de ne pas avoir été prévenu de l’utilisation qui allait être faite de ses recherches :

    Mes sentiments étaient mitigés lorsque je pris connaissance du rôle joué par la CIA dans le cadre des recherches auxquelles j'avais participé. D'un côté, je me sentais offensé et plein de ressentiment, voire même en colère de m'être «  fait avoir » par des gens que je respectais, et avec qui j’avais entretenu une relation agréable et stimulante. D’un autre côté, eu égard à la nature sociologique de ces données et à leur caractère général et non-classifié, l’idée que la CIA ait été impliquée et que la Société ait pu servir de « couverture » donnait à l’ensemble un côté cape et épée qui le rapprochait plus de l’opéra comique que de la dramaturgie.[27]

    L'absurdité des actions de la CIA et son incompétence aidant, ces projets portèrent atteinte à la crédibilité et à la réputation des universitaires et des disciplines impliqués dans tout ceci ou dans des projets similaires financés par la CIA.

    Le fiasco de l’opération de la Baie des Cochons a non seulement révélé au public le rôle-clé joué par la CIA en tant que bras armé de la présidence, et échappant à tout contrôle du Congrès, mais la publicité négative associée avec la Baie des Cochons a également généré un ensemble de problèmes pour la CIA sur les campus. Pour atténuer ces réactions négatives du public,

    Le Bureau du Personnel [de l'agence] a mis en place le Programme des Cent Universités en 1962, dans le cadre duquel des recruteurs et des officiels de haut niveau de la CIA firent des présentations devant du personnel des bureaux de placement ainsi que des membres choisis de diverses facultés, avec comme objectif de faire la promotion du rôle de la CIA dans la sécurité nationale, et pour mettre l'accent sur les besoins en personnel de l'agence.[28]

    Mais comme les critiques de la CIA se faisaient de plus en plus véhéments, la CIA limita ces présentations à un nombre réduit de facultés.

    En 1966, le directeur adjoint au renseignement, après avoir constaté que la CIA ne disposait pas du personnel indispensable pour suivre les développements rapides de la politique chinoise, décida de charger John Kerry King, ancien professeur à l’université de Virginie et analyste de la CIA, de fonder le bureau du Coordinateur des Relations Academiques (CAR), dont la mission fut d’établir des contacts entre la CIA et des universités spécialistes de la question chinoise. Dans ce cadre, King organisa des conférences sur la Chine, à l’occasion desquelles des universitaires de haut niveau étaient amenés à évoquer les développements politiques avec « des experts issus de l’agence, lors de discussions discrètes et informelles » ; on pouvait parfois demander aux universitaires de commenter des documents de la CIA non-classifiés.[29] Des analystes de la CIA s’inscrivirent également en tant qu’étudiants au Centre de Recherches Asiatiques d’Harvard, sans faire mention de leur statut d’employé de la CIA ; mais lorsque des membres de l’organisation Students for a Democratic Society découvrirent le pot aux roses en 1967, les analystes de la CIA prirent la poudre d’escampette, et les critiques quant à la présence de la CIA sur les campus s’intensifièrent.

    En 1999, Bruce Cumings fit cette observation au sujet des connexions, aussi nombreuses qu’inavouées, de la CIA sur les campus : « l’influence des facultés en lien avec la CIA était telle que les critiques qui défendaient les principes académiques étaient considérés comme des radicaux délirants dans les années soixante ; de nos jours ces critiques nous semblent tout au plus avoir été des naïfs qui n’avaient pas la moindre idée de ce qui se passait réellement. »[30]

     

    Révélations sur la présence de la CIA sur les campus

    En 1967, le magazine Ramparts publia un exposé révélant comment la CIA avait infiltré la National Student Association dès le début des années cinquante, et comment elle avait détourné les objectifs de l’organisation à son profit. Les révélations de Ramparts entraînèrent le déclenchement de vastes enquêtes qui mirent au jour les activités illégales des nombreux réseaux de la CIA, et leurs tentatives d’infiltration d’organisations politiques nationales.

    Sol Stern a initié une méthode ingénieuse pour suivre la piste de l’argent des fondations servant de façades de financement pour la CIA : il apprit tout d’abord l’utilisation des fondations par la CIA par la lecture de rapports décrivant comment Wright Patman, membre du Congrès de l’état du Texas, était tombé accidentellement sur des fonds de la CIA alors qu’il enquêtait sur des fondations caritatives américaines utilisées comme des moyens pour échapper à l’impôt. Alors qu’il enquêtait sur des irrégularités commises au Fond J.M. Kaplan, Patman découvrit qu’il servait de paravent pour la CIA ; suite à cette découverte initiale, l’IRS et la CIA rencontrèrent Patman en privé, cette dernière reconnaissant discrètement son rôle, et il n’y eut aucune suite dans les médias. À partir de ce dossier public, Stern découvrit que cinq fondations (le Borden Trust, le Fond Price, le Fond Edsel, le Fond Beacon et le Fond Etfield) avaient été identifiées par Patman comme ayant contribué au Fond Kaplan au début des années soixante. Stern a patiemment reconstitué tout un réseau d’organisations de façade et de sociétés-écrans, utilisées par la CIA pour financer des universitaires à leur insu.[31] Muni de ces informations, Stern parvint à établir un lien entre les fonds Borden, Price, Edsel, Beacon, Etfield et la National Student Association ; de là, il découvrit comment ces fonds en provenance de la CIA furent utilisés pour limiter la production de ce qui aurait pu être des recherches universitaires indépendantes.[32] Les révélations de Stern démontrèrent l’étendue du contrôle de la CIA sur la recherche académique, et comment cette dernière était soumise à sa vision rigide du monde.

    Les révélations de Ramparts incitèrent d’autres organes de presse à publier des histoires – qui étaient jusqu’alors censurées – sur l’immixtion de la CIA dans les activités politiques sur le sol national, ce qui provoqua des appels à enquêter sur les activités de la CIA au plan intérieur.[33] Anticipant d’éventuelles enquêtes du Congrès, le président Johnson mit en place une petite commission présidée par Nicholas Katzenbach, son sous-secrétaire d’état, chargée d’enquêter spécifiquement sur les activités de la CIA ou d’autres agences gouvernementales qui pourraient « mettre en danger l’indépendance et l’intégrité du système éducatif ». Bien que la commission Katzenbach ait effectivement produit une critique de la CIA, le fait que Johnson ait nommé le directeur de la CIA Richard Helms comme membre de la commission (ainsi que le secrétaire d’état à la santé, à l’éducation et à l’action sociale John Gardner) a empêché toute réelle possibilité de mettre en cause la CIA ou de recommander des procédures pénales à l’encontre du personnel de la CIA coupable d’avoir violé la charte de l’agence ou les droits civils des américains. Ces révélations offrirent à la Maison-Blanche un moyen de pression sur l’agence. Comme l’observe l’historien Rhodri Jeffreys-Jones, après que le président Johnson eût choisi de pousser la commission Katzenbach à ne mener qu’une enquête superficielle sur les méfaits de la CIA, « il demanda par la suite, après avoir ‘‘sauvé’’ l’agence, la loyauté de cette dernière sur la question vietnamienne. Cette demande eut également pour effet de produire des actions symboliques, comme la tentative de discréditer toute opposition politique à la guerre au Viêt Nam, et la suppression des voix discordantes au sein de la CIA. »[34] Ce type de marché politique a poussé la CIA à institutionnaliser la pratique de manipuler ses analyses pour qu’elles collent aux attentes des politiques. Les découvertes de la commission Katzenbach, couplées avec une opposition de plus en plus forte à la Guerre du Viêt Nam, entravèrent sérieusement les activités de la CIA sur les campus. La CIA observa que :

    le harcèlement des recruteurs débuta en 1966, se propagea rapidement à travers tout le pays, et connut un sommet en 1968 avec 77 incidents ou manifestations. Les procédures furent modifiées, les entretiens eurent lieu hors des campus, et la visite était annulée dès lors qu’on considérait qu’elle présentait la possibilité de déclencher des incidents.[35]

    Les rencontres avec des professeurs eurent de plus en plus lieu en dehors des campus, soit dans des endroits neutres, soit au quartier général de la CIA.

    En 1967, des révélations troublantes démontrèrent que la CIA avait financé clandestinement la publication de centaines de livres, distribués par des maisons d’édition américaines ayant pignon sur rue. Nombre de ces programmes secrets de la CIA finançaient des analyses progressistes qui mettaient à mal le communisme ou les idées communistes. Des articles parus dans le New York Times et Ramparts révélèrent que Praeger Press était une maison d’édition clandestine de la CIA, et que le magazine Encounter (lié au Congrès pour la Liberté de la Culture), la Partisan Review, et d’autres publications libérales, recevaient des fonds de la CIA.[36]

    Un mémo interne confidentiel de la CIA daté de 1968, portant sur « les réactions des étudiants aux activités de recrutement de la CIA », fit état d’une recrudescence des activités anti-CIA sur les campus de Grinnell, CCNY, San Jose State et Harvard, mais la CIA pensait qu’une série d’articles parus en 1966 dans le New York Times, et présentant la CIA sous un jour positif, « avait fait beaucoup de bien » et que « dans l’ensemble, la publicité gratuite avait fait plus de bien que de mal dans le cadre de la campagne de recrutement – en suscitant un grand nombre de candidatures spontanées dont nous n’aurions jamais entendu parler le cas échéant. »[37]

    Mais après 1966, la CIA nota une dégradation brutale de son image sur les campus universitaires, où l’on dénombra un total de soixante-dix-sept incidents dénonçant l’agence en 1968.

    Au début des années soixante-dix, il devint de plus en plus évident que les services de renseignement américains avaient outrepassé leur mandat, et qu’un large éventail d’opérations avaient illégalement interféré avec la vie politique nationale. Outre la CIA, d’autres agences gouvernementales avaient espionné illégalement des citoyens américains ; en 1970, Christopher Pyle, professeur en sciences politiques au Mt. Holyoke College, dévoila qu’alors qu’il servait dans l’armée, il avait découvert un programme secret dans lequel l’U.S. Army utilisait les services de plus de 1500 agents en civil pour surveiller les manifestations opposées à la guerre à travers le pays. Une enquête diligentée par le Congrès a confirmé les allégations de Pyle, et découvert un lien entre ces opérations et des programmes de la CIA qui surveillaient les dissidents politiques.[38] Daniel Ellsberg publia les Pentagon Papers à l’été 1971, et la perquisition au bureau du FBI de Media, en Pennsylvanie, entraîna la publication démontrant que COINTELPRO, une opération du FBI, surveillait, espionnait, et harcelait en toute illégalité des citoyens américains. L’attitude générale envers la CIA tourna à l’aigre alors qu’un nombre croissant de citoyens commençait à réaliser que les agences de renseignement américaines œuvraient à saper des mouvements démocratiques sur le territoire national.

    En 1973, le directeur de la CIA James Schlesinger commanda la rédaction d’un rapport secret sur les activités illégales menées par la CIA depuis sa création. Le rapport devint connu sous le nom de « Bijoux de Famille » ; il détaillait un large éventail d’activités illégales et immorales, incluant des tentatives d’assassinats sur des chefs d’états étrangers, des programmes élaborés de fabrication de poisons et de drogues, des enlèvements, le trucage d’élections, des coups d’état, du trafic d’armes, la mise sur écoute et la surveillance illégales de journalistes considérés comme hostiles à l’administration Nixon, le cambriolage de résidence privées, l’ouverture illégale du courrier, etc. Des comptes-rendus du rapport sur les Bijoux de Famille fuitèrent dans la presse, et une vague d’indignation émergea de l’opinion publique américaine à mesure qu’elle prenait connaissance de l’étendue des activités illégales dans lesquelles son gouvernement s’était compromis.

    De 1967 à 1973, le FBI et la CIA avaient collaboré dans le cadre d’un programme clandestin de grande ampleur connu sous le nom d’opération CHAOS,[39] qui fut dévoilé en 1974. Ce programme, décrit en détail par Verne Lynon dans l’essai numéro 6 de cet ouvrage, visait à surveiller illégalement et parfois à interférer avec les activités politiques de centaines de milliers de citoyens américains. L’interception du courrier de la poste centrale de New York, les mises sur écoute illégales, et l’infiltration de rassemblements politiques, furent à l’origine de la création de « listes de surveillance » de citoyens, et le rapport gouvernemental découvrit que « les noms d’environ 300 000 citoyens américains et organisations étaient ainsi stockés dans les ordinateurs de l’opération CHAOS. »[40] La plupart des groupes surveillés par CHAOS comprenaient des étudiants, comme le SDS, le Women’s Liberation Movement, le Student Non-Violent Coordination Committee, l’U.S. Committee to Aid the National Liberation Front of South Vietnam, etc. Dans le cadre de CHAOS et d’autres opérations perpétrées sur le sol national, la CIA a violé sa charte de manière criminelle et interféré de façon illégale avec les processus politiques intérieurs. Les révélations de Seymour Hersh sur CHAOS et d’autres éléments des Bijoux de Famille amenèrent le président Ford à créer une commission dirigée par son vice-président, Nelson Rockefeller, pour enquêter sur ces questions. La commission Rockefeller découvrit que

    bien que l'objectif avoué de l'Opération était de découvrir si les groupes dissidents américains entretenaient des contacts avec l'étranger, il en a résulté une accumulation considérable de renseignements sur les dissidents nationaux et leurs activités.
    Durant six ans, l'Opération a créé quelque 13 000 fichiers, dont 7200 concernant des citoyens américains. Les documents et données attachés à ces fichiers incluaient les noms de 300 000 individus et organisations, listés dans un index informatisé.
    Ces informations furent conservées jalousement par la CIA. Le personnel du Groupe [des Opérations Spéciales] les utilisa pour rédiger 3500 mémorandums à usage interne ; 3000 mémorandums furent transmis au FBI ; et 37 mémorandums furent distribués à la Maison-Blanche et à d’autres officiels de haut rang au sein du gouvernement.[41]

    La CIA ficha 7 000 000 d’individus lors de l’opération CHAOS, une liste qui comprenait environ 115 000 citoyens américains.[42]

    Certaines assertions concernant les activités de la CIA sur les campus durant cette période demeurent difficiles à évaluer sans vérification approfondie. Par exemple, William Corson, historien, professeur et lieutenant-colonel dans le Corps des Marines, écrivait dans son livre The Armies of Ignorance, paru en 1977, que le recrutement par la CIA de citoyens étrangers sur les campus avait poussé certains de ces étudiants au suicide (une affirmation reprise par d’autres que lui). Voici ce qu’écrivait Corson :

    Sans porter de jugement définitif sur l'incapacité des responsables universitaires à reconnaître l'existence des liens entre la communauté du renseignement et leurs institutions ainsi qu’avec les membres des facultés, il convient de mentionner un dernier aspect de cette campagne de recrutement. Depuis 1948, plus de quarante des agents ainsi recrutés se sont suicidés par crainte de voir leurs liens avec les services de renseignement américains révélés au grand jour. Ces décès sont pour la plupart passés inaperçus aux États-Unis, mais des lettres de suicide exposant en détail la perfidie des États-Unis se trouvent entre les mains de dirigeants de nombreux pays, dont certains sont essentiels à la sécurité nationale et internationale des États-Unis ; et il s'agit là d'un facteur de détérioration des relations américaines avec ces pays qui est resté ignoré des présidents successifs depuis Kennedy.[43]

    Corson estima qu'en 1977, la CIA travaillait avec 5000 universitaires, qui recrutaient chaque année entre 200 et 300 étudiants étrangers menant leurs études aux USA. Corson pensait qu'environ 60 pour-cent des professeurs et du personnel universitaire impliqués dans le recrutement étaient des employés sous contrat avec la CIA qui savaient parfaitement ce qu'ils faisaient.[44]

    La CIA était constamment présente sur les campus, en quête de professeurs spécialisés dans les recherches internationales. L’anthropologue Theodore Graves a décrit comment la CIA rôdait sur les campus de l’UCLA et de l’Université du Colorado durant les années soixante et soixante-dix, à la recherche d’étudiants de troisième cycle ou de professeurs en mal de financement pour leurs recherches et conscients qu’ils fourniraient des informations ciblées à la CIA. Graves écrivit que :

    Dès que j’eus obtenu une chaire à l’Université du Colorado, je fus visité chaque année par des représentants de la CIA qui proposaient de financer des étudiants de troisième cycle pour qu’ils mènent des recherches sur le terrain en divers endroits sensibles à travers le monde. Les fonds auraient été acheminés par l’intermédiaire d’agences « respectables », bien entendu, et leur véritable origine tenue confidentielle. Bien que j’eusse systématiquement reconduit ces visiteurs vers la sortie tout en les sermonnant sur les conséquences que ceci aurait sur le principe d’indépendance académique, et sur les relations entre les universitaires et les citoyens qui les accueilleraient sur leur territoire, ils persistaient à revenir chaque année avec des propositions de ce type. Bien que nous n’ayons jamais abordé le sujet, je suppose que mes collègues furent approchés d’une façon similaire. Nan et moi sommes tombés sur des « financements respectables » de ce type durant notre première année passée en Afrique de l’Est (1967-1968), et une des sections de l’UCLA a, durant de nombreuses années, apparemment recruté des étudiants pour mener des recherches en politique sur les régions sensibles du globe en étant soutenu financièrement par notre gouvernement. Cette question fut le point de friction principal entre mes plus jeunes collègues et leurs aînés durant les grèves étudiantes de 1970.[45]

    La succession de révélations sur les méfaits de la CIA et du FBI pendant l'affaire du Watergate, les révélations sur les Bijoux de Famille, COINTELPRO, et les articles parus dans le New York Times, le Washington Post et Ramparts, amenèrent la Commission Sénatoriale Spéciale chargée d’enquêter sur les opérations gouvernementales en lien avec les activités de renseignement, à enquêter sur les activités de la CIA en 1975. La commission, présidée par le sénateur Frank Church, produisit quatorze rapports qui documentaient des centaines d’activités illégales parmi lesquelles des enlèvements, des meurtres, l’administration de drogues à des civils non consentants, et l’infiltration et la subversion généralisée des institutions universitaires nationales.

    La dixième section du livre un du rapport de la commission Church traitait des découvertes de cette dernière sur « l’impact sur le territoire national des opérations clandestines menées à l’étranger : la CIA et les institutions universitaires. » Le rapport décrivait comment le Bureau du Personnel de la CIA et la Division de Collecte d’Informations sur le Territoire National travaillaient secrètement avec les administrations des universités pour repérer les universitaires américains qui voyageaient dans des pays susceptibles d’intéresser la CIA. La CIA les contactait et « les consultait sur leur domaine d’expertise », ces contacts allant « du débriefing occasionnel à des relations suivies portant sur diverses opérations – avec plusieurs milliers d’universitaires américains et des centaines d’institutions universitaires. »[46] L’interrogatoire de l’agent de la CIA E. Howard Hunt par la commission Church révéla que la CIA avait financé secrètement la publication de plus d’un millier de livres universitaires. Au cours de cet interrogatoire, Hunt admit que ces livres financés par la CIA, y compris certains publiés par Praeger Press, avaient été lus par des américains ignorants du fait qu’ils lisaient des ouvrages de propagande de la CIA – une violation de nature criminelle de la charte de la CIA.[47] La commission conclut que :

    la CIA a depuis longtemps développé des relations clandestines avec la communauté universitaire américaine, qui vont de la prise de contact avec des universitaires à la collecte de renseignements à l’étranger, en passant par des écrits et des recherches financés secrètement par la CIA.[48]

    L’enquête menée par la commission Church suite aux révélations de Ramparts selon lesquelles la CIA s’était servie de fondations pour diriger, à leur insu, les travaux de nombreux universitaires, révéla que l’ampleur des pratiques illégales de la CIA était bien plus considérable que ce qui avait été imaginé jusqu’alors. La commission découvrit que :

    L'intrusion de la CIA dans le secteur des fondations au cours des années soixante ne peut être qualifiée autrement que de massive. Si l'on exclut les subventions accordées par les « Big Three » – Ford, Rockefeller et Carnegie – sur les 700 subventions supérieures à 10 000 dollars accordées par 164 autres fondations durant la période 1963-1966, au moins 108 impliquaient un financement total ou partiel en provenance de la CIA. Plus important encore, on trouve la trace d’un financement de la CIA dans près de la moitié des subventions accordées durant cette période par les fondations n’appartenant pas aux « Big Three », dès lors qu’il est question d’activités à l’international. Toujours durant cette période, plus d’un tiers des subventions accordées par les fondations n’appartenant pas aux « Big Three » impliquaient un financement de la CIA pour les domaines de la physique, de la biologie et des sciences sociales.[...] Une étude de la CIA datant de 1966 expliquait que l’utilisation de fondations respectables constituait le moyen le plus efficace de masquer l’implication de la CIA, tout en rassurant les bénéficiaires des financements sur le fait que leur organisation était soutenue par des fonds privés. Cette étude de l’agence soutenait que cette technique était particulièrement efficace avec les organisations au fonctionnement démocratique, pour lesquelles il était essentiel de rassurer leurs membres et leurs collaborateurs, ainsi que leurs critiques, sur l’origine respectable, légitime et privée de leurs sources de financement.[49]

    La commission Church reconnut que la communauté universitaire devait se prémunir contre les futures tentatives d’infiltration de la CIA sur les campus universitaires. Admettant que la CIA avait constamment fait étalage de son incapacité à se plier aux règles éthiques les plus basiques, elle recommanda que « la communauté universitaire américaine [...] définisse elle-même les règles professionnelles et éthiques suivies par ses membres. Ce rapport sur la nature et l’étendue des relations clandestines entre les individus et la CIA a pour objectif d’alerter [les universités, les professeurs et les étudiants] de l’existence d’un problème. »[50] L’indignation au sein de la communauté universitaire à la découverte de l’étendue des interférences pratiquées par la CIA à l’encontre de la recherche académique fut telle que William van Alstyne, président de l’Association Américaine des Professeurs d’Université, demanda que fût déclarée illégale l’utilisation d’universitaires par la CIA à des fins de collecte de renseignements – des restrictions légales qui existaient déjà pour les missionnaires et les journalistes, mais la CIA rejeta ces demandes de limitation.[51]

    Le membre du Congrès Otis Pike (parti démocrate, état de New York) présida de 1975 à 1977 la Commission Spéciale de la Chambre des Représentants chargée d’enquêter sur les méfaits de la CIA. La commission Pike fit preuve de plus d’hostilité envers la CIA que la commission Church, ou que toute autre commission précédemment chargée d’enquêter sur les activités de la CIA. Malgré les tentatives d’obstructions de la CIA à l’encontre des investigations de Pike, sa commission put assembler un rapport impressionnant sur les activités clandestines menées par la CIA entre 1965 et 1975. Pike conclut que la CIA était bien loin de l’organisation « rebelle » imaginée par la commission Church et par d’autres. Au contraire, Pike montra que la CIA fonctionnait comme une branche clandestine de la présidence, prenant ses ordres auprès du pouvoir exécutif. Pike découvrit que la CIA avait délibérément soustrait au contrôle et à la supervision du Congrès son implication dans la manipulation d’élections à l’étranger, son programme d’assassinats, ses opérations de propagande médiatique, son rôle dans le trafic d’armes, dans l’entraînement d’organisations paramilitaires, ainsi que d’autres programmes.[52] La commission Pike a établi que la CIA s’est servie de l’USAID dans le cadre de programmes d’entraînement aux techniques contre-insurrectionnelles tels que celui mis en place à l’université du Michigan, et pour des programmes d’entraînement aux « techniques de police » et à la « sécurité publique » sur les campus. Le rapport révèle que :

    Au début des années soixante, le bureau pour la sécurité publique de l’Agence pour le Développement International (AID-OPS) s’est engagé dans l’entraînement de forces de police étrangères. Aux cours dispensés par l’OPS et s’étalant sur une durée de quatorze semaines, s’ajoutaient quatre semaines d’entraînement à l’IPS, conformément à un engagement contracté avec l’AID. Les étudiants n’étaient pas prévenus que leur entraînement se déroulait dans un local de la CIA, et seuls une poignée de dirigeants de l’AID, dont le directeur de l’OPS, étaient au courant de l’affiliation de l’IPS à la CIA.
    Il était demandé aux instructeurs de noter les noms des étudiants qui manifestaient une attitude pro-américaine. Toutefois, il ne semble pas que la CIA ait tenté de recruter des étudiants alors qu’ils se trouvaient sur le sol américain, bien que des documents de la CIA indiquent que des listes d’étudiants de l’OPS et de l’IPS étaient transmises, avec la coopération de l’OPS, à des composantes de la CIA pour être utilisées dans des opérations.
    Près de 5000 officiers de police originaires de plus de 100 pays, dont la plupart sont par la suite devenus des officiels de haut rang, ont ainsi été entraînés à leur insu par la CIA.[53]

    Les commissions Pike et Church ayant recueilli une multitude de preuves démontrant que la CIA était impliquée dans un vaste ensemble d’activités illégales et moralement douteuses, les preuves supplémentaires démontrant l’infiltration des campus par la CIA et l’utilisation de ces derniers comme autant de bureaux de recrutement ont mécaniquement terni la réputation de ces universités. Suite à ces enquêtes, certaines communautés universitaires mirent en place des directives interdisant l’accès des campus à la CIA, comparables à celles mises en place par le président d’Harvard Derek Bok, qui exigeaient de la CIA et des professeurs qu’ils informent l’administration de tout lien contractuel existant entre eux ; mais le DCI Stansfield Turner refusa purement et simplement d’accéder à la requête de Bok.

    Suite aux découvertes des commissions Church et Pike, le Sénat et la Chambre des Représentants créèrent des commissions permanentes de supervision de la communauté du renseignement, et votèrent des lois protégeant le peuple américain contre un grand nombre d’activités de la CIA et du FBI sur le territoire national. La mise en place du PATRIOT Act détruisit ces protections juridiques ; le Congrès, terrifié, permettait à nouveau à la CIA d’infiltrer les rassemblements religieux, les organisations politiques, et nos salles de classes universitaires.

     

    La CIA sur les campus après Church et Pike

    Dans les années qui suivirent les commissions Church et Pike, la CIA s’inquiéta de moins en moins des protestations survenant lors des sessions de recrutement sur les campus. Les choses s’étaient améliorées depuis le creux des années soixante et soixante-dix. En 1977, la CIA commença à intégrer un flot continu

    de chercheurs, le plus souvent en repos sabbatique, au sein de l’agence avec un statut d’employés sous contrat, pour aider ses analystes par un échange d’idées, l’examen critique de rapports écrits, et la production de rapports de renseignement complets destinés aux décisionnaires politiques. En échange, ces ‘‘chercheurs-résidents’’ reçoivent, pendant une année ou deux, des informations auxquelles ils n’auraient jamais pu accéder s’ils étaient restés sur leur campus.[54]

    La CIA invita des présidents d’universités à son quartier général de Langley pour y rencontrer le directeur de l’agence, flattant ainsi leur vanité, et mit sur pieds une campagne de sensibilisation, par exemple en tenant des réunions limitées à de petits groupes sur les campus. Dans les années quatre-vingt, le Bureau du Personnel de la CIA entretenait des relations actives avec 300 centres d’orientation universitaires.[55]

    Certains professeurs sous contrat avec la CIA se servaient d’étudiants pour qu’ils mènent, à leur insu, des portions de recherches commanditées par la CIA. En 1984, le magazine Counter Spy relata comment Richard Mansbach, professeur en sciences politiques à l’université de Rutgers, organisa un séminaire composé d’étudiants de troisième cycle auxquels il assigna la tâche de collecter et d’étudier des données portant sur la crise politique survenue en Europe Occidentale suite à l’installation de missiles Pershing II par les États-Unis. Counter Spy soutint que Mansbach avait prévu de compiler les données collectées par les étudiants pour rédiger son propre rapport analytique.[56]

    La contestation contre les activités de la CIA sur les campus se limita à une contestation qu’on pourrait qualifier d’ « officielle » durant les années quatre-vingt. En 1986, la police arrêta la fille du président Carter, Amy, ainsi qu’Abbie Hoffman et treize étudiants pour être entrés illégalement sur le site de l’université du Massachusetts et pour trouble à l’ordre public. Le procès qui s’ensuivit permit à la défense de présenter les témoignages de Ralph McGehee, ancien agent de la CIA, d’Edgar Chamoro, ancien membre des Contras nicaraguayens soutenus par la CIA, de Howard Zinn, Daniel Ellsberg, Ramsey Clarke et d’autres critiques de la CIA, qui décrivirent les atrocités et les violations du droit international commises par la CIA comme des actes de légitime défense, ce qui entraîna l’acquittement de Carter et des autres accusés.[57]

    Les années quatre-vingt virent l’émergence des programmes d’ « officiers résidents », par lesquels la CIA prêtait à titre gracieux certains de ses agents ouvertement identifiés comme tels à des universités d’élite ; ces agents devaient ainsi redorer le blason de l’agence tout en menant une campagne de recrutement. L’ancien agent de la CIA John Stockwell décrivit les opérations de recrutement de la CIA durant cette période comme étant à la fois actives et généralisées, la CIA opérant

    sur les campus à partir de bureaux clandestins de sa Division des Opérations Étrangères, le titre euphémique donné à sa division des opérations clandestines menées sur le sol américain. Des officiers traitants appartenant à cette division travaillent dans des sous-division disséminées à travers tout le pays.[...] Ils sont suffisamment nombreux pour rester en contacts avec les campus les plus importants du pays. Ils travaillent avec des professeurs sur divers programmes, en utilisant des pseudonymes. Une de leurs activités est de créer des fichiers sur des étudiants que les professeurs les ont aidés à cibler.[58]

    Les activités de la CIA sur les campus furent entravées par l’indignation généralisée provoquée par les révélations sur les abus de la CIA. L’ouvrage d’Ami Chen Mills, CIA Off Campus, offre une bonne vue d’ensemble des connexions entre la CIA et les campus américains durant les années quatre-vingt, ainsi que de leur étendue. On peut y lire le récit d’événements tels que la divulgation du contrat liant Nadav Safran à la CIA, ce qui contraignit ce dernier à démissionner de son poste au Centre des Affaires Moyen-Orientales d’Harvard, la révélation du statut d’employé contractuel de la CIA de Samuel Huntington, toujours à Harvard, et l’identification d’un grand nombre d’étudiants et de facultés ayant travaillé pour le compte de l’agence.[59]

    En 1991, le Congrès vota le National Security Education Act, plus communément appelé Boren Act. Le Boren Act finança le National Security Education Program (NSEP), le premier d’une série de programmes éducatifs qui soumettent le versement de fonds à l’obligation contractuelle imposée aux étudiants de travailler pour le gouvernement fédéral à la fin de leur cycle d’études – le programme contraignant les bénéficiaires à transmettre leurs curriculum vitae à des agences en lien avec la sécurité nationale. La présence de la CIA au conseil d’administration du NSEP poussa de nombreux universitaires à nourrir des inquiétudes sur l’indépendance des travaux universitaires produits par les chercheurs financés par ce programme. L’obligation imposée par le NSEP d’intégrer par la suite une agence en lien avec la sécurité nationale entraîna des objections d’associations centrées sur l’étude de certaines régions du monde, telles que l’Association d’Études Moyen-Orientales, l’Association d’Études Africaines, et l’Association d’Études Latino-Américaines. Les conseils d’administration d’institutions officielles telles que le Social Science Research Council et l’American Council of Learned Societies émirent, via leurs programmes de bourses universitaires, des inquiétudes quant au mélange des genres entre recherche académique et financement par la sécurité nationale pratiqué dans le cadre du NSEP.

     

    Les campagnes de la CIA sur les campus après le 11 septembre

    Suite au 11 septembre, la communauté du renseignement développa de nouveaux programmes fondés sur les principes mis en place par le NSEP, à savoir l’obligation imposée aux étudiants de s’engager par contrat à intégrer une agence gouvernementale à la fin de leurs études. Des programmes tels que le Pat Roberts Intelligence Scholars financent à présent des étudiants, sans révéler leur identité, pour qu’ils participent à des projets non identifiés en lien avec des agences de renseignement. Les expériences issues du passé nous permettent raisonnablement de soupçonner que ces étudiants vont collecter des informations sur les autres étudiants qu’ils croisent dans leurs salles de classes, dans des séminaires ou avec lesquels ils ont des discussions à caractère politique ; le type même d’activités qui empoisonnent l’atmosphère et entravent la liberté d’expression nécessaire à la recherche académique.

    Le retour fracassant de la CIA sur les campus universitaires américains reste peu relayé par les médias traditionnels. Alors que des publications progressistes telles que Counterpunch, Democracy Now, Mother Jones, In These Times et d’autres ont couvert certains des développements du retour de la CIA sur les campus, et que des revues conservatrices comme The New Republic ont occasionnellement marqué leur approbation face à ces invasions de nos campus, les médias dominants ont ignoré ces activités révolutionnaires sur les campus. Au moment où j’écris ces lignes (à la fin de 2010), le New York Times n’a pas encore écrit une seule ligne sur le Pat Roberts Intelligence Scholars Program, sur l’Intelligence Community Scholarship Program, ou sur les Intelligence Community Centers for Academic Excellence.[60]

    Ces Intelligence Community Centers for Academic Excellence (IC/CAE) constituent des intrusions éhontées de la CIA sur les campus des universités américaines, amenant sur ceux-ci des employés de la CIA et des fonds fédéraux. À partir de 2005, la CIA mit en place des prototypes de ses « Intelligence Community Centers for Academic Excellence » (IC/CAE) dans dix universités publiques et privées à travers les États-Unis. Ces dix premiers programmes IC/CAE démarrèrent sur les campus de la California State University San Bernardino, Clark Atlanta University, Florida International University, Norfolk State University, Tennessee State University, Trinity University, University of Texas El Paso, University of Texas Pan American, University of Washington, et de la Wayne State University. Durant les cinq années qui suivirent (une période qui coïncida avec des coupes budgétaires drastiques sur les campus universitaires – ce qui provoqua d’importants déséquilibres dans les comptes des universités, alors contraintes de partir désespérément en quête de nouvelles sources de financement) la CIA mit en place des programmes IC/CAE sur onze campus universitaires supplémentaires : Carnegie Mellon, Clemson, North Carolina A&T State, University of North Carolina Wilmington, Florida A&M, Miles College, University of Maryland College Park, University of Nebraska, University of New Mexico, Pennsylvania State University, et Virginia Polytechnic Institute.[61]

    L’IC/CAE transmet des fonds aux universités hôtes, et fournit à ces centres universitaires un mélange d’employés de la CIA et de personnel qui n’est pas lié à l’agence. L’IC/CAE permet aux universités de profiter d’un programme dans lequel des analystes de la CIA passent une année ou plus sur le campus, sans aucune charge pour l’université hôte. Les buts fixés par l’IC/CAE sont de mettre en place sur les campus « des programmes systématiques à long terme permettant le recrutement et l’embauche de talents adaptés aux besoins des agences et des composantes de la communauté du renseignement » et « d’augmenter le volume de recrutement d’étudiants [pour la communauté du renseignement] [...] en mettant l’accent sur les femmes et les minorités ethniques possédant des compétences dans des domaines critiques. »[62]

    Bien que les médias aient ignoré les tensions générées par ces programmes IC/CAE lorsque des administrateurs d’universités tentèrent de les imposer à des facultés réticentes, de nombreuses facultés dont les campus étaient soumis aux programmes IC/CAE exprimèrent de vives inquiétudes quant aux atteintes que ces Centres portent à la liberté académique, et craignirent de voir les facultés et les étudiants envoyés à l’étranger et provenant d’universités en lien avec l’IC/CAE mis en danger en raison de leurs liens supposés avec la CIA. Le conseil d’administration de l’université de Washington a ouvertement fait part de ces inquiétudes, et les départements d’anthropologie et d’histoire, l’International Studies Fund Group Librarians, la division des études latino-américaines de l’École d’Études Internationales Henry M. Jackson, et le Southeast Asian Study Center écrivirent des lettres enflammées à l’administration universitaire, lui faisant part de leurs objections à l’installation de ces centres de renseignement sur le campus.[63] Mais comme sur les autres campus liés à l’IC/CAE, l’administration ignora ces plaintes et passa un accord avec l’IC/CAE, alors que de nouvelles formes de confidentialité interféraient avec la mise en place et le maintien d’un environnement propice à une recherche académique ouverte.

    Depuis 2001, les agences de renseignement américaines ont de plus en plus violé la législation fixant les limites des méthodes de renseignement. En 2008, ABC rapporta que « dans ce qui apparaît comme une violation de la législation américaine, un officiel de l’ambassade américaine en Bolivie a demandé à des volontaires du Peace Corps et à un étudiant Fulbright ‘‘d’en gros, espionner les cubains et les vénézuéliens présents dans le pays’’. »[64] L’étudiant Fulbright, John Alexander van Schaick, déclara qu’il lui fut « demandé de fournir les noms, adresses et activités de tout docteur ou agent de terrain vénézuélien ou cubain » qu’il aurait à rencontrer à l’occasion de ses activités en Bolivie. L’été précédent, les volontaires du Peace Corps avaient déclaré que le même officiel de l’ambassade américaine leur avait demandé d’espionner les vénézuéliens et les cubains qu’ils rencontreraient en Bolivie.[65] On trouve d’autres exemples de boursiers Fulbright utilisés par la CIA pour collecter des renseignements dans l’ouvrage de Lindsay Moran Blowing My Cover: My Life as a CIA Spy, où elle décrit comment après avoir été recrutée et jugée apte au service par la CIA, elle retarda sa prise de fonctions officielle alors qu’elle était une boursière Fulbright en Bulgarie, sous réserve qu’elle « commençât » son travail d’espionne pour le compte de la CIA à son retour de Bulgarie.[66]

    Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 fournirent à la CIA et à ses soutiens des opportunités pour renverser la résistance institutionnelle, jusqu’alors fermement établie, à la présence de la CIA sur les campus universitaires américains. Lors des réunions avec le président d’Harvard Bok, consécutives aux travaux de la commission Church, la CIA avait très clairement laissé entendre qu’elle ne souhaitait pas passer d’accord qui limiterait sa présence sur les campus universitaires, et elle continua à inventer des sources de financements lui permettant de prendre pied sur nos campus ; ce qui, grâce au 11 septembre allait survenir dans des centaines de campus à travers le pays. Il est désormais monnaie courante de dire que « le 11 septembre a tout changé », et bien que l’attitude de nombreux américains envers les agences de renseignement ait radicalement changé après le 11 septembre, ce qui n’a pas changé est le décompte historique des violations des droits de l’homme et du droit international par la CIA, ainsi que les problèmes rencontrés par la liberté et l’indépendance universitaires dès que le culte du secret et la CIA font irruption sur les campus. Les révélations sur l’implication de la CIA dans des actions particulièrement excessives, comme les enlèvements illégaux d’individus suspectés de terrorisme et leur détention dans des prisons secrètes où ils seront interrogés et torturés, les assassinats illégaux, les crimes commis à Abou Ghraib, l’autorisation donnée à la CIA par l’administration Obama d’assassiner des citoyens américains suspectés d’entretenir des liens avec Al Qaïda, etc., fournissent aux universitaires des raisons pratiques et morales qui suffisent à justifier leur résistance à la présence de la CIA sur les campus. Mais d’autres raisons existent.

    Il est compréhensible que la CIA souhaite utiliser des professeurs d’université et des étudiants ; les campus sont un terreau fertile pour la production de nouvelles connaissances et pour l’analyse. Mais les universitaires familiers de l’histoire de la CIA ne souhaitent pas voir leurs travaux mis en relation avec une agence placée régulièrement sous le feu des critiques pour son manque de respect des lois, sa malhonnêteté, ses meurtres, et ses violations des droits de l’homme.

    Le culte du secret et la duplicité systématiquement associés à la présence de la CIA sur les campus universitaires s’opposent aux principes fondamentaux de la recherche académique, et limitent la liberté académique des professeurs et des étudiants. La recherche académique exige de l’honnêteté, des discussions et des débats ouverts, un consentement éclairé de l’ensemble des participants aux projets de recherches, et des formes d’ouverture que la CIA ne peut accepter. Que ce soit en envoyant des étudiants secrètement liés à la CIA sur les campus, par l’intermédiaire de PRISP ou d’autres programmes postérieurs au 11 septembre, ou en finançant secrètement des professeurs pour qu’ils mènent certains types de travaux, la CIA interfère avec la recherche académique libre et ouverte. Bien que la CIA soutienne que ces actions vont permettre à l’agence d’acquérir une ouverture d’esprit qui lui fait cruellement défaut, ce qui en résultera sera au contraire la diffusion de la culture de la CIA et de ses méthodes d’analyse limitées au sein des campus universitaires, ceci en raison de la façon dont ces programmes lient clandestinement les étudiants et les professeurs à la culture de l’agence. L’ironie est ici que la CIA prétend vouloir pénétrer sur les campus pour apprendre à penser de manière différente, mais que sa présence aura pour conséquence inévitable d’amener celle-ci à propager au sein des campus universitaires américains les limitations qu’elle souhaite dépasser.

    Alors qu’une génération d’universitaires opposés aux manœuvres d’infiltration des campus par la CIA est soit partie à la retraite, soit décédée, l’opposition éclairée aux intrusions de la CIA risque d’être réduite à peau de chagrin, et de tomber à des niveaux de faiblesse inimaginables il y a seulement quelques années. Si les menées de la CIA visant à fondre l’agence dans le système universitaire sont couronnées de succès, il est à prévoir que les pays étrangers cesseront d’accueillir des chercheurs américains. Et qui pourrait les en blâmer ? Les conséquences seront désastreuses pour les géologues, les experts en sciences politiques, les anthropologues, les linguistes, et pour tous les chercheurs qui évoluent dans les domaines de la médecine, ou des sciences, ou de toute autre discipline en lien avec des recherches menées en collaboration avec des chercheurs de pays étrangers.

    Alors que la société américaine intègre de plus en plus ce que l’anthropologue Cathy Lutz désigne comme le « normal militaire », notre culture normalise la CIA comme un composant acceptable et nécessaire de l’empire américain.[67] Tout comme la Russie a son président-ancien-directeur-du-KGB (Vladimir Poutine), les États-Unis ont eu leur président-ancien-directeur-de-la-CIA (George H. Bush). Sans que les étudiants ou les facultés concernées n’y trouvent grand-chose à redire, la Texas A&M University a pu installer l’ancien directeur de la CIA Robert Gates au poste de président de l’université, comme s’il existait un lien de continuité entre la direction d’une agence qui affiche ouvertement son mépris pour le droit international, et la direction d’une institution engagée dans la recherche académique de la connaissance. Nous sommes censés vivre en bonne intelligence avec le syndicat du crime, en acceptant sans rechigner des arguments sur la différence entre analyses et opérations, et ces manœuvres dirigées contre nos campus exigent la mise au silence de toute voix critique qui garde en mémoire toutes les atrocités commises par la CIA hier et aujourd’hui.

    Nous vivons une époque où les risques manifestes que pose la mise en relation de la CIA et de nos institutions académiques ne semblent plus évidents pour nombre de citoyens, d’administrateurs d’universités, ni pour un nombre sans cesse croissant d’étudiants et de professeurs. Suite à l’irruption de plus en plus massive des grandes entreprises sur les campus universitaires américains, les professeurs ont appris à accepter la présence de forces extérieures limitant certains éléments de la recherche académique et formulant des exigences quant à la nature de la connaissance produite ; autant de facteurs qui, associés à des contraintes budgétaires, contribuent à la décision prise par de nombreuses universités d’accéder aux desiderata des agences de renseignement. La poursuite des mesures de restrictions budgétaires risque de placer les universités sous une pression accrue, les contraignant à accepter toute source de financement, quelle que soit son origine. Cet environnement économique conjugué à la montée d’une culture militariste américaine incite la CIA à s’enhardir en s’installant ouvertement sur les campus et en étendant son réseau d’influence dans le monde académique.

    La crise économique globale et la montée du néolibéralisme, les dépenses militaires massives et l’effondrement des revenus tirés de l’imposition laissent nos universités publiques particulièrement vulnérables face à la politique expansionniste de la CIA, alors que la montée en flèche des frais de scolarité ne parvient pas à couvrir les besoins financiers des universités. Même avec une forte opposition des facultés et des étudiants à des programmes de la CIA tels que IC/CAE, les forces du marché feraient pression sur les conseils d’administration des universités pour qu’ils accueillent la CIA, d’une façon comparable à celle par laquelle les grandes entreprises ont pu s’introduire sans encombre dans le monde académique. Bien que ces arguments économiques en faveur d’une présence accrue de la CIA sur les campus influencent favorablement les personnes extérieures au système universitaire, les facultés, s’appuyant sur ce qu’il reste de gouvernance partagée sur les campus, se doivent quant à elles de donner leur avis sur une évolution qui risque de saper rapidement l’indépendance et la légitimité de la recherche académique. Les facultés et les étudiants doivent comprendre l’opposition historique de la CIA aux mouvements démocratiques ; ils doivent comprendre la longue histoire des luttes des universitaires américains s’opposant à l’intrusion de la CIA sur les campus, et les menaces que fait peser l’agence sur notre tradition universitaire de recherche académique libre et ouverte.

    L’histoire même de la CIA fournit les meilleurs arguments pour la maintenir hors de nos campus. Son historique d’entraînement d’escadrons de la mort, d’élimination de mouvements démocratiques aussi bien en Amérique qu’à l’étranger, de manipulation des données de renseignement pour satisfaire les besoins politiques du gouvernement, et d’espionnage sans vergogne de citoyens américains sapent les principes fondamentaux qui régissent le monde universitaire. Ceux qui souhaitent faire entrer la CIA sur les campus doivent faire face à cette histoire de mépris des lois, de parasitage de la libre recherche académique et d’espionnage qui ne pourra que saper les principes académiques auxquels la CIA prétend vouloir accéder.



    Notes

    1. Sigmund Diamond, Compromised Campus: The Collaboration of Universities with the Intelligence Community, 1945-1955 (New York : Oxford University Press, 1992).

    2. David Price, Anthropological Intelligence: The Deployment and Neglect of American Anthropology in the Second World War (Durham : Duke University Press, 2008).

    3. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 33. [Classé confidentiel à l’origine].

    4. Robin Winks, Cloak and Gown: Scholars in the Secret War, 1939-1961, 2nde éd. (New York : Morrow, 1996), pp. 457-459.

    5. Hugh Wilford, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2008), pp. 75-82 ; Frances Stonor Saunders, The Cultural Cold War: the CIA and the World of Arts and Letters (New York : New, 1999).

    6. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 34. [Classé confidentiel à l’origine].

    7. David H. Price, « Anthropology Sub Rosa: The AAA, the CIA and the Ethical Problems Inherent in Secret Research » in Ethics and the Profession of Anthropology, 2nde éd., éd. Carolyn Fluehr-Lobban (Walnut Creek, CA : Altamira, 2003), pp. 29-49.

    8. Ibid.

    9. Sigmund Diamond, Compromised Campus: The Collaboration of Universities with the Intelligence Community, 1945-1955 (New York : Oxford University Press, 1992).

    10. « Did the CIA Take the Senate? », National Review, 2 février 1957, p. 103.

    11. Sigmund Diamond, Compromised Campus: The Collaboration of Universities with the Intelligence Community, 1945-1955 (New York : Oxford University Press, 1992).

    12. Hugh Wilford, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2008), p. 127.

    13. Thomas Laird, Into Tibet: The CIA’s First Atomic Spy and His Secret Expedition to Lhasa (New York : Grove, 2002).

    14. Noam Chomsky et collab., The Cold War and the University (New York : New, 1997) ; Frances Stonor Saunders, The Cultural Cold War: the CIA and the World of Arts and Letters (New York : New, 1999).

    15. James H. Doolittle, William B. Franke, Morris Hadley et William Pawley, avec S. Paul Johnston, « Report on the Covert Activities of the Central Intelligence Agency », p. 34 [1954, classé top-secret]. https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/doolittle_report.pdf

    16. Philip Agee, On the Run (Secaucus, NJ : Lyle Stuart, 1987), p. 13.

    17. Michael D. Coe, Final Report (New York : Thames and Hudson, 2006), p. 64.

    18. John Ernst, Forging a Fateful Alliance: Michigan State University and the Vietnam War (East Lansing : Michigan State University Press, 1998).

    19. Frances Stonor Saunders, The Cultural Cold War: the CIA and the World of Arts and Letters (New York : New, 1999).

    20. « CIA Subsidized Festival Trips », New York Times du 21 février 1967.

    21. Hugh Wilford, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2008), pp. 141-148.

    22. John Marks, The Search for the ‘‘Manchurian Candidate’’: The CIA and Mind Control (New York : Times, 1979).

    23. Ibid.

    24. Alfred McCoy, A Question of Torture: CIA Interrogation from the Cold War to the War on Terror (New York : Henry Holt, 2006) ; David Price, « Buying a Piece of Anthropology » (parties un et deux), Anthropology Today 23.8(2007) : pp. 8-13 et 25.8 : pp.17-22.

    25. Society for the Investigation of Human Ecology, Brainwashing, a Guide to the Literature: A Report (Forest Hills, NY : Society for the Investigation of Human Ecology), 1960.

    26. Society for the Investigation of Human Ecology, The Hungarian Revolution of October 1956, Second Seminar, 6 juin 1958 (New York : Society for the Investigation of Human Ecology) ; Richard M. Stephenson, « The CIA and the Professor: A Personal Account », The American Sociologist (1978) 13, pp. 128-133.

    27. Richard M. Stephenson, « The CIA and the Professor: A Personal Account », The American Sociologist (1978) 13, p. 130.

    28. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 34. [Classé confidentiel à l’origine].

    29. Ibid, p. 35.

    30. Bruce Cumings, Parallax Visions (Durham : Duke University Press, 1999), p. 191.

    31. Stol Stern, « A Short Account of International Students Politics and the Cold War with Particular Reference to the NSA, CIA, etc. », Ramparts, mars 1967, pp. 29-38.

    32. Ibid.

    33. « The Administration: House of Glass », Newsweek, 6 mars 1967, pp. 28-30.

    34. Rhodi Jeffrey-Jones, The CIA and American Democracy (New Haven : Yale University Press, 1989), p. 156.

    35. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 35. [Classé confidentiel à l’origine].

    36. Hugh Wilford, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America (Cambridge, MA : Harvard University Press, 2008).

    37. CIA, 1968. https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/DOC_0001468660.pdf

    38. https://www.mtholyoke.edu/media/pyle-hartford-courant-domestic-spying-again

    39. Seymour Hersh, « Huge CIA Operation Reported in U.S. Against Antiwar Forces, Other Dissidents in Nixon Years », New York Times, 22 décembre 1974.

    40. Rockefeller Commission, Report to the President by the Commission on CIA Activities within the United States, Final Report (Washington, D.C. : Government Printing Office, juin 1975), pp. 142-144.

    41. Ibid., pp. 23-24.

    42. Ibid., p. 41.

    43. William R. Corson, The Armies of Ignorance: The Rise of the American Intelligence Empire (New York : Dial, 1977), p. 313.

    44. Ibid., p. 132.

    45. Theodore D. Graves, Behavioral Anthropology: Toward an Integrated Science of Human Behavior (Walnut Creek, CA : Altamira 2004), pp. 314-315.

    46. Church Committee, Final Report of the Select Committee to Study Governmental Operations with Respect to Intelligence Activities, Senate Report, 94 Cong. 2 SESS., No 94-755 (Washington, D.C. : Government Printing Office, 1976), Book 1, p. 89 ; Chris Mooney, « Back to Church », The American Prospect, 19 décembre 2001, http://prospect.org/article/back-church

    47. Church Committee, pp. 198-199.

    48. Ibid., p. 181.

    49. Ibid., p. 182-183.

    50. Ibid.

    51. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 37. [Classé confidentiel à l’origine].

    52. Pike Report, The Unexpurgated Pike Report: Report of the House Select Committee on Intelligence, ed. Gregory Andrade Diamond (New York : McGraw-Hill, 1976 [1991]).

    53. Ibid., pp. 157-158.

    54. Studies in Intelligence [Nom de l’auteur classé secret par la CIA]. « The CIA and Academe » Studies in Intelligence (Winter 1983), p. 39. [Classé confidentiel à l’origine].

    55. Ibid., pp. 39-40.

    56. Ege Konrad, « Rutgers University: Intelligence goes to College », Counterspy, juin-août 1984.

    57. Ami Chen Mills, CIA Off Campus: Building the Movement Against Agency Recruitment and Research, 2nde éd. (Boston : South End, 1991).

    58. John Stockwell, The Praetorian Guard: The U.S. Role in the New World Order (Boston : South End, 1991), pp. 102-103.

    59. Ami Chen Mills, CIA Off Campus: Building the Movement Against Agency Recruitment and Research, 2nde éd. (Boston : South End, 1991), pp. 32-37.

    60. David Price, « The CIA’s Campus Spies », Counterpunch (2005), 12(1):1-15, http://www.counterpunch.org/2005/03/12/the-cia-s-campus-spies/ ; David Price, Weaponizing Anthropology: Social Science in Service of the Militarized State (Oakland, CA : CounterPunch/AK, 2011).

    61. Ibid.

    62. http://docplayer.net/2937131-United-states-intelligence-community-centers-of-academic-excellence-ic-cae-in-national-security-studies-guidance-and-procedures.html

    63. David Price, « The CIA’s Campus Spies », Counterpunch (2005), 12(1):1-15, http://www.counterpunch.org/2005/03/12/the-cia-s-campus-spies/ ; David Price, Weaponizing Anthropology: Social Science in Service of the Militarized State (Oakland, CA : CounterPunch/AK, 2011).

    64. Jean Friedman-Rudovsky et Brian Ross, « Peace Corps, Fulbright Scholar Asked to ‘Spy’ on Cubans, Venezuelans », ABC News, 8 février 2008, http://abcnews.go.com/Blotter/story?id=4262036&page=1

    65. Ibid.

    66. Lindsay Moran, Blowing My Cover: My Life as a CIA Spy (New York : Penguin, 2005)

    67. Catherine Lutz, « The Military Normal », in The Counter-Counterinsurgency Manual, Network of Concerned Anthropologists, éd. (Chicago : Prickly Paradigm, 2009), pp. 23-38.

     


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